lundi 21 septembre 2015

Vitor Silva Tavares (1937-2015), l'éditeur radical



Il n'était pas seulement l'âme des éditions & etc, qu'il avait fondé en 1974, il était aussi un extraordinaire écrivain. Et le "désintéressement fait homme", dixit son ami Luiz Pacheco. Il était le plus redoutable et le plus respecté des éditeurs portugais parce qu'il était le seul à faire des livres qu'il éditait, et de façon radicale, un acte de résistance et de poésie. Jamais il n'a publié un livre avec l'idée de gagner de l'argent. Non plus avec l'espoir de ne pas en perdre. C'était plutôt là l'idée : rien à espérer de ce côté-là. C'était là biologiquement sa philosophie. Vitor Silva Tavares est mort ce lundi 21 septembre 2015 à Lisbonne des suites d'une infection cardiaque. Il avait 78 ans.

C'est sous l'égide des éditions Ulisseia, dont il fut un temps le directeur dans les années 1960, qu'il publia Mário Cesariny, Herberto Hélder, Alexandre O'Neill, Luiz Pacheco, Frantz Fanon. En 1967, il fonde & Etc, un supplément "culturel" du Jornal do Fundão, qui devient en 1973 une revue à part entière. En 1974, c'est la naissance cette fois-ci des éditions & Etc, qui lui permettront de publier son ami João César Monteiro, (à la mort du réalisateur, Tavares initiera l'édition de ses Oeuvres écrites complètes et c'est sous sa direction que le premier volume a vu le jour en 2014). Une maison d'édition marginale qui publiera des auteurs portugais tels que Alberto Pimenta, Álvaro Lapa, Herberto Hélder, Adília Lopes, Manuel de Freitas et des auteurs étrangers comme Paul Lafargue, Henri Michaux, Antonin Artaud, Rainer Maria Rilke, Robert Walser, Sade, Léon Trotski ou Roger Vailland.

Joana Emídio Marques s'interroge dans un article paru dans l'Observador du 22 septembre 2015 (traduction) : " (...) Comment écrire en évitant d'en faire trop, sans exagérations ou sans faux romantisme, sur un homme qui haïssait la foire des vanités qu'est devenu ce monde ? Alberto Pimenta, poète et ami, donne ce conseil : “ Parlons de l'excellent cuisinier qu'il est... je n'arrive pas à parler de lui au passé. Les meilleures choses que j'ai mangées dans la vie ont été cuisinées par lui. C'était un artiste quand il se mettait à cuisiner tout comme c'était un artiste quand il faisait des livres, voilà pourquoi il nous a laissé cette œuvre monumentale. Non, ce n'était pas un éditeur. C'était un bâtisseur, le bâtisseur d'un grand monument fait de pensées transformées en actions. Et sa grande action dans le monde a été de faire des livres. ”
Mais, au final, qui était cet homme, parfaitement inconnu de la majorité des portugais et qui, après sa mort, a atterri dans tous les journaux ? Tout simplement le meilleur éditeur de livres du monde. Du monde ? Alberto Pimenta confirme : du monde. (...) "

 Vitor Silva Tavares et Alberto Pimenta

Tavares lui-même me raconta, les yeux rieurs, gourmand, lui l'intarissable raconteur, comment dans les années soixante la police politique portugaise (la fameuse PIDE) le surveillait lorsqu'il était journaliste en Angola. Puis à son retour au Portugal, comment ils l'avaient à l'oeil, et comment ils le lui faisaient comprendre, lors de ses allées et venues entre la France et le Portugal. Les livres qu'il dégotait à Paris, dans la librairie d'Éric Losfeld (déjà son modèle pour la passion d'éditer... ou d'être endetté comme une mule...) qui lui en offrait à chaque fois quasiment la moitié. Ceux qu'il passait sous le manteau, les livres interdits, les problèmes avec la censure, une partie du stock d'une édition non saisie pour avoir été bien planqué à la campagne... Les folles histoires avec son grand ami João César Monteiro, le projet du réalisateur de faire un film "avec" Rimbaud : Monteiro, à Paris, et Tavares à Lisbonne l'encourageant au téléphone de poursuivre comme prévu jusqu'en Éthiopie pour la préparation du projet; mais Monteiro était revenu directement de Paris, dépité, bredouille. Sa rencontre avec l'artiste Almada Negreiro. Et puis toutes les truculentes anecdotes sur Luiz Pacheco, dont la façon de vivre et le personnage avaient mordu à vif tout le petit milieu littéraire de son époque...
Avec Vitor Silva Tavares c'est toute une génération d'écrivains et d'hommes de culture de la seconde moitié du XX s., libres, réfractaires à la marchandisation de la vie, au spectacle, aux modes, qui disparaît, lui qui fut leur ami et leur compagnon d'aventures et leur éditeur.



Empagement au plomb de la couverture de la plaquette intitulée Para já Para já de Vitor Silva Tavares, réédition par "Dois Dias Edições" en 2012, quarante ans après l'édition originale de 1972.

Vitor Silva Tavares en train de raconter une blague à Margarida Gil
(Va et Vient, de João César Monteiro, 2003)

 Visite guidée par Vítor Silva Tavares à l'imprimerie où sont (étaient?) fabriqués les livres des éditions "&etc" (extrait du documentaire de Claudia Clemente)

dimanche 5 juillet 2015

Le poids exact des choses

« Si douloureux sont la réflexion et le poids exact des choses. »
(Dói tanto a reflexão e o peso exacto das coisas)
João César Monteiro, Corpo submerso, 1959

La Comédie de Dieu

Jean de Dieu, maître glacier et responsable du « Paradis de la Glace » : « Ce n'est pas vous qui m'expulsez, c'est moi qui vous condamne à rester »